Pierre-Gaël Chantereau,Président-Directeur Généralde Nokia France
Alexandre Ibanez, Président du GIE VR Connection
Comment percevez-vous l’impact des défis géopolitiques actuels sur l’industrie des technologies de l’information et des communications ?
Avec l’avènement du Métavers, de l’Intelligence Artificielle et la croissance des données privées sensibles, comment envisagez-vous la gestion et la sécurisation de ces données dans un futur proche ?
J’ai souvent l’habitude de dire que le point de départ c’est le Réseau. Le réseau est l’épine dorsale de l’économie et de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Il n’y a plus rien qui puisse vraiment se faire sans un rapport critique avec l’utilisation des réseaux télécoms par lesquels les données sont véhiculées. Pour moi aujourd’hui, c’est une évidence.
Les objets sont connectés, les systèmes industriels reposent sur des jumeaux numériques et la plupart des opérations du quotidien pour chacun d’entre nous utilisent le réseau.
Ce réseau, il n’est pas abstrait, il n’est pas virtuel… les données qu’il véhicule reposent sur une infrastructure réelle qui nécessite d’évoluer rapidement pour réussir à absorber une augmentation croissante de trafic de l’ordre de 20 à 30 % par an.
Dans le contexte de la guerre technologique et économique entre la Chine et les États-Unis, la question de la sécurité occupe une place prépondérante. Pour tendre vers une souveraineté, il faut disposer d’une maîtrise technologie de bout en bout et d’une réelle capacité d’approvisionnement.
La géopolitique et les récents conflits nous ont montré le risque encouru, celui d’être en situation de ne plus maîtriser les intrants de ces chaînes de valeur, ni même les composants.
Cela veut tout simplement dire qu’en cas de conflits, la chaine de valeur peut être complétement disruptée ou même bloquée : accès refusé à certains logiciels, pas de maintenance, pas de mises à jour voire plus d’approvisionnement des composants et des machines qui font vivre le réseau.
Le risque augmente dans son ensemble sur des zones extrêmement vulnérables à l’instar de Taïwan sur les semi-conducteurs.
Tout cela m’amène à réaffirmer qu’il y a un véritable enjeu de la maîtrise technologique de bout en bout des télécoms, de la localisation de la R&D, du manufacturing et également des compétences pour s’assurer de l’approvisionnement et ainsi du bon fonctionnement des réseaux.
Jusqu’à présent ces variables avaient été ignorées parce que la situation n’était pas critique. Aujourd’hui, les risques systémiques sont avérés et la sécurité des infrastructures est en jeu. Ces défis engagent les DSI, les CTO et les directeurs techniques en responsabilité à faire des choix sur les 5 à 10 prochaines années. Et les attentes sont fortes de leur part.
C’est pourquoi la chaîne de valeur doit être en mesure de proposer des localisations sécurisées. Doivent-elles être nationales ? Européennes ? Nous en reparlerons plus tard mais dans tous les cas, nous ne pouvons plus être dépendant, comme nous l’avons été de certaines zones du monde qui sont névralgiques aujourd’hui. Cela fait peser beaucoup trop de risques sur les organisations et les entreprises françaises et européennes.
Il est important de rappeler également que les compétences de haute technologie sont finalement très concentrées dans le monde. Cette réalité s’applique aux semi-conducteurs, à la maîtrise des télécommunications, ainsi qu’à la maîtrise du cloud, et cela constitue un poids significatif pour le continent européen.
Au-delà des constats, il faut désormais des actes pour reconquérir notre souveraineté.
Il faut agir pour que ces éléments clés de la chaîne de valeur soient repensés, relocalisés grâce à un écosystème proche de nous, qui peut assurer notre approvisionnement.
Alexandre Ibanez
A mes yeux, la polarisation entre la Chine et les États-Unis a pris une place prépondérante dans tout le système informatique mondial avec deux stratégies bien différentes. La Chine a beaucoup évolué sur l’utilisation des données favorisant un protectionnisme plutôt qu’un expansionnisme à l’américaine. Aussi étrange que cela puisse paraître pour le grand public, il est plus complexe aujourd’hui de travailler de façon ouverte avec les Américains qu’avec les Chinois.
Il me semble indispensable de repenser la place de l’Europe dans cette équation géopolitique car l’Europe est aujourd’hui totalement absente de cette dynamique bipolaire. Rappelons que toute l’économie du numérique et de ses infrastructures découle de l’utilisation des contenus qui y circulent.
En tant qu’Européens, nous sommes significativement exclus de cette économie, car les autorités publiques ont à un moment décidé que cette dimension n’était pas suffisamment importante, entraînant ainsi une privation et une dépendance considérable des revenus associés à ce secteur.
Il est nécessaire de réexaminer l’économie entourant le numérique. Pour assurer le refinancement des infrastructures et garantir la pérennité des modèles économiques à long terme, il est impératif de reprendre le contrôle sur nos données. Cette démarche permettra de créer des modèles économiques concurrents à ceux développés avec succès par les États-Unis, assurant ainsi la continuité des investissements actuels de l’Europe et de la France dans ce domaine.
Les attentes sont fortes, y compris pour nous et nos membres.
Cela fait deux ans que les premières initiatives significatives ont été lancées. Parmi celles-ci figure le Digital Markets Act soumis à la Commission européenne. Ce texte vise à nous protéger des « gatekeepers », par lesquels transitent les informations, englobant infrastructures, les systèmes d’exploitation, les plateformes de distribution et fabricants de composants et matériels électroniques.
Les Américains, en développant leurs propres matériels, logiciels et infrastructures, s’octroient le droit et le pouvoir de capturer l’intégralité de la valeur créée autour de ces nœuds, établissant ainsi une économie exclusive et non partagée.